Le repas est des plus ennuyant, traîne aussi bien en longueurs qu'en largeurs. Deux des convives subissent les monologues du troisième. Danielle est une pipelette, Danielle nous fait des vocalises, passe du quasi hurlement au murmure, et agrémente le tout de gestes de poignet qui font résonner l'acier de ses bracelets. Elle passe du coq à l'âne, de a à c en revenant au b beaucoup plus tard. Antonin et Eva eux regardent leurs assiettes, redressent parfois le menton pour acquiescer passivement aux remarques de Danielle. Le restaurant n'était pas une bonne idée, le restaurant trônait en place d'honneur sur la liste des choses à ne pas proposer à la polytechnicienne. Et pourtant, ils avaient cédé, lâches qu'ils étaient, plutôt que de feindre l'excuse quand elle leur avait annoncé sa réservation à la kitchen galerie. Leur maquereau grillé, elle en mouuurrait d'envie. «
Et si t'avais une machine qui puisse prévoir l'avenir, tu t'en servirais ? » qu'elle balance soudainement, sans aucun préavis, tournant vers lui une tête amusée, le dévisageant de ses grands yeux sombres. Sa tête de chouette allumée comme il aimait l'appeler quand elle semblait avoir trouvé le sujet intéressant, le sujet digne d'être débattu. Antonin pique sa fourchette dans son morceau de poisson, Eva pose ses deux coudes sur la table et son front se plisse de petites rides concentrées. «
Bien sûr que oui. » crache t elle, sa voix se perdant dans l'écho de celle, plus grave, d'Antonin. «
Bien sûr que non. » L'instant reste en flottement quelques secondes, le temps de dévisager son vis à vis, jauger qui serait le plus prompt à commencer son argumentation, à débuter les hostilités. «
Et pourquoi non ? » Antonin la gratifia d'un demi sourire, levant les yeux au ciel. Eva était maintenant lancée, il venait de se piéger seul dans une conversation à trois têtes dont personne ne pourrait réchapper vivant ou du moins, sans migraine. «
T'as vraiment envie d'apprendre que Simon te trompe en regardant dans une machine ? » qu'il lui rétorque avec cet air de celui qui détient les clés de l'univers et n'hésitera pas à s'en servir. Eva hésite quelques instants en lui lançant un regard moitié mauvais, moitié moqueur. Elle n'est pas vaincue et darde les pointes de sa fourchette vers son ami. «
Imagine que tu regardes dans cette machine, et vois je-n-sais-pas, une voiture qui, après une embardée, te fait tâter de ses pneus. » Sourcil arqué, elle abaisse sa fourchette pour maintenant terrasser ses petits légumes. «
ça voudrait donc dire qu'on peut changer le futur. » Saint George a du abattre avec moins de peine le dragon. Car Saint George, n'avait pas le beau sexe comme ennemi. «
Bien sûr, à quoi bon regarder dans cette machine sinon abruti ? » Danielle étouffe un rire, camoufle ses lèvres roses du revers de sa main. «
En voulant absolument éviter cette bagnole, je me la prendrai de plein fouet. T'aurais beau essayer d'éviter l'avenir, tu le provoquerais seulement, pétasse. » Antonin hausse les épaules, caresse du pouce et index sa barbe naissante, apparemment en pleine réflexion sur les mystères du cosmos. «
Et tu avances quelle théorie ? » Eva prend soudain un air impérieux. «
J'sais pas, tu avances laquelle toi ? » Un serveur approche, les débarrasse de leurs assiettes et offre un répit. «
Donc pour toi, le libre arbitre n'existe pas ? Si là, je décide de t'en mettre une, c'était écrit dans le bouquin des Grands Mystères ? » Antonin esquisse un sourire que la brune lui rend immédiatement. «
Ce qui est écrit en préface du bouquin des Grands Mystères, c'est d'éviter Danielle et ses conversations à la con. Comme-la-peste. » «
Dieu lui même nous avait prévenu. »
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La porte d'entrée claque, et les bruits feutrés de grosses pantoufles raclent le sol jusqu'à sa chambre. À moitié endormi, Antonin n'a même pas la force de protester, voire de se lever pour mettre un verrou avant l'arrivée de son amie. Coco a au moins la décence de lui éviter toute projection de rayons de soleil dans les yeux en laissant les rideaux tirés. Elle ne semble pas fraiche de toute manière. Les effluves d'alcool et d'une trop grande consommation de clopes lui piquent le nez et lui indiquent l'état de la nana qui se laisse retomber à ses côtés. En quelques secondes, elle retire son short, son haut, et vient se glisser sous les couettes. Dos collé contre son torse, elle vient chercher son bras pour l'entourer, et glisse ses doigts entre les siens. Avec toute la beauté d'un réveil trop rapide, Antonin grogne, le nez à moitié caché dans les mèches de cheveux bouclés. «
Bordel. » parvient-il à articuler, enfin.
Bordel, auquel Cora répond par un habituel «
hé. » Le temps reste en suspens. Assez pour laisser Antonin sombrer dans un nouveau rêve, Cora comme personnage principal, l'héroïne entourée d'une couette. Assez pour laisser Coco gagner les bras de Morphée, sommeil de plomb accueillant la fin de soirée marquée par le petit jour. Dehors, Paris semble réveillée depuis des heures, mais le temps vécu dans l'appartement n'appartient qu'à eux. Antonin émerge le premier, sur le dos, la tête de son amie sur son torse. Il passe quelques minutes à jouer avec les mèches bouclées de Coco. Les rayons de soleil ont maintenant vaincu les résistances du rideau précaire couvrant la fenêtre du cinquième étage, treizième arrondissement. Il murmure un
bonjour d'un ton doux, embrasse le sommet de son crâne quand elle commence à s'étirer. Elle lui répond par un bâillement trop prononcé pour être honnête. Son crayon taupe lui dessine des cernes sous les yeux, qu'elle efface du revers de la main en se laissant retomber sur le dos, à son tour. «
T'es allée au Djeje ? » «
Ouais, au Djeje. Puis au Zinc. Estelle est venue sans Jane. » «
Dingue. » «
C'est Milou sans Tintin, j'étais sur le cul. » «
Spirou sans Fantasio. » «
Boule sans Bill. » La remarque fait pouffer Antonin. «
C'est surtout Jane qui devait être sur le cul. » «
Dingue oui, elle l'a appelée deux trois fois. C'est Flavien qui décrochait. » «
Et Estelle ? » «
Tu connais Estelle. » «
Pas sans Jane. » Ils se sourient. Coco attrape le paquet de clopes à moitié vide sur la table de chevet, cale les deux entre ses lèvres pour les allumer et file la sienne à Antonin. «
Faudrait que tu viennes demain. Même programme. » Antonin fronce du nez, tire une latte. «
Si j'te vois encore passer une soirée sur le canapé à écouter Stromae, je te flanque à la porte. Ça fait limite dépressif. » «
D'écouter Stromae ? » Sourires. «
Exactement. » Cora a un rire au fond de la gorge, qu'on entend seulement quand elle parle. «
Tu blesses mes sentiments, merde. » Coco se redresse un peu, en empilant quelques coussins. Alors Antonin, serré contre Cora s'arme d'une voix très grave, qui vient du fond de la gorge, aussi abominable que ridicule. «
Où t'es papa, où t'es. » Cora est secouée par un fou rire, tente de le repousser en tirant la couverture pour se cacher dessous.
Les matins de Paris.