Un sourire vient étreindre ses lèvres rosées, et déjà la moue mutine familière s'empare de ses traits, lui donnant l'apparence réconfortante d'une fille pas encore sortie de l'adolescence. C'est le visage de circonstance, qu'elle arbore chaque fois qu'elle se rend à l'un de ces rendez-vous, ces entretiens comme elle les appelle. Eléonore ne prend pas contact avec les gens, ne se crée pas son réseau. Ce sont eux qui viennent la trouver, ces gens de bonne famille, aux mœurs respectables, qui croient normal de décider du sort de leur bon à rien de gosse. Si son cv est tristement court et vide, ses compétences en revanche ne sont plus à prouver. Le bouche à oreille fonctionne toujours, même lorsqu'il s'agit de la ville lumière. Profession : briseuse de couples. C'est le boulot officieux, car face à des parents toujours trop soucieux de l'avenir de leur fille unique, elle servira le même mensonge à répétition : je bosse sur ma thèse. Une thèse qui ne verra jamais le jour par ailleurs, mais qui aurait pu s'intituler de l'art de se planter. Genre, monumentalement. Eléonore, la fille qui avait tout pour réussir et qui d'un claquement de doigts a tout envoyé promener, sur un coup de tête. Elle a décidé qu'une vie rangée, ce n'était pas fait pour elle, que l'argent ne lui offrirait jamais le bonheur quand bien même il pourrait y contribuer. Assoiffée de liberté, comme seuls le sont les jeunes, elle a choisi sa propre voie, celle qui se glisse hors des sentiers battus, sinueuse, sans doute profondément malsaine. Pourtant, elle est l'archétype même de la fille bien à tout point de vue. Pas trop belle, pas trop moche, pas trop intelligente mais loin d'être conne, toujours moyenne en tout, depuis ses études jusqu'à ses relations. Eléonore, c'est l'AB par excellence : l'assez bien. Celle qui aurait pu viser haut et qui, par pure fainéantise, a choisi de ne pas le faire et de se contenter de rester où elle était, au grand dam de parents qui l'auraient parfaitement vue en working girl accomplie. Tant pis pour eux, tant mieux pour elle. De les avoir habitués à un niveau standard, ils ont cessé d'attendre mieux d'elle, cessé d'espérer qu'elle relèverait un jour le niveau. Avec elle, il n'y a pas de déception, parce qu'il n'y a pas d'attente. Ils ne sont pas dupes, doivent sans doute savoir qu'elle leur cache son véritable passe-temps et peut-être même s'imaginent-ils les métiers des bas-fonds. En vérité, elle a mille et une vies, de quoi concurrencer sévèrement les neufs vie d'un chat. Tour à tour harpiste dans un grand orchestre, étudiante en lettres, chanteuse, peintre, businesswoman, elle s'adapte selon ce qu'on lui demande avec toujours le même objectif en tête : séduire puis détruire. Parce qu'elle ne paie pas de mine, on ne se méfie pas de ses cils interminables ou de son corps bien fait. On la regarde, et puis on détourne la tête, comme on le ferait avec n'importe qui. Elle est d'une banalité effarante, Eléonore. C'est sans doute pour cela qu'elle fait si bien son travail. Elle ne représente pas le danger de la femme fatale avec ses moues enjôleuses. On l'accueille comme l'amie qu'on n'a jamais eue, comme la grande copine jusqu'à ce qu'un jour, on se retrouve pris au piège d'une toile tissée avec une grande habileté. Son travail l'amène parfois dans des situations incongrues, qu'elle aborde avec le recul indispensable pour mener ses missions à bien, comme cette fois où elle a du se mettre en travers d'un couple de lesbiennes en faisant fi de sa propre hétérosexualité. Ce fut d'ailleurs sa seule expérience, elle a depuis fait savoir qu'elle ne gérait que les couples hétérosexuels. Plus commode. Toujours est-il qu'Eleonore fait preuve d'un détachement – toujours feint – relativement impressionnant lorsque l'on connaît sa personnalité (affable et émotive). Ce qui ne l'empêche pas de s'amouracher de bon nombre de ses cibles, volontairement ou non. Oh, naturellement, ça lui passe en quelques jours, juste le temps de s'énamourer du premier inconnu qu'elle croisera dans la rue, parce que c'est comme ça qu'elle fonctionne, mais pendant quelques heures, elle sera persuadée d'avoir rencontré l'homme de sa vie et ne verra donc absolument aucun mal à briser le cœur d'une fille qu'elle ne connaît pas en poussant le type au vice. Eleonore n'a rien d'une peste, et pour preuve, elle concrétise rarement et se contente de jouer sur le registre de la subtilité et du désir. En un clignement d'yeux, elle s'est déjà envolée, volubile qu'elle est. « ...comprenez, cette fille n'en veut qu'à son argent, il ne peut pas finir avec elle, il nous ruinera et... » Eléonore écoute, acquiesce poliment en sirotant le thé qu'on vient de lui offrir. Son regard vagabonde déjà sur le décor opulent du luxueux appartement dans lequel elle se trouve. Famille de riches. Evidemment. Sans doute plus soucieux de leur réputation et de leur fric que des sentiments de leur fils. Le bon cliché des bourges, en somme. Si Eléonore a baigné dans l'argent toute sa vie, elle n'a pourtant pas l'impression d'appartenir à cette caste élitiste qui ne jure que par le nom de famille et le statut social. Elle, elle s'entend avec tout le monde, riche, pauvre, aucune importance, pourvu qu'ils soient intéressants. Si elle continue de sourire, elle se retient pourtant à grand peine de leur faire savoir que leurs motifs ne l'intéressent pas. Les raisons qui poussent des proches à vouloir briser le cœur de quelqu'un ne sont d'aucune importance pour elle. Seule la finalité compte. « Il me faudrait toutes les informations que vous possédez sur lui, son cercle d'amis, son travail, ses passions, ce genre de choses. » Il lui faut des atomes crochus, de quoi établir une connexion supposément hasardeuse et pourtant savamment travaillée. Eléonore, c'est un détective privé dont les motifs sont franchement moins reluisants. Elle ne résout pas de crimes, elle exécute simplement les ordres qu'on lui donne, moyennant généreuse rétribution. La discussion s'éternise et elle prend note de tout ce qu'on lui dit, que ce soit constructif ou non. Sait-on jamais, la passion du fils pour les Tortues Ninja lui donnera peut-être une brillante idée de rencontre, quoi qu'elle en doute fortement. Elle négocie les termes du contrat d'une main de maître, s'octroie une compensation financière plus que généreuse. C'est un marché honnête. Les parents sont clairs, ils sont prêts à tout pour qu'il quitte sa michetonneuse. Tant mieux, prête à tout, pile son registre. Non, ce n'est pas la morale qui l'étouffe, mais qui peut encore prétendre à une moralité exemplaire, ici ? Plus personne. Les gens biens ont disparu, au profit d'enfoirés qui jouent aux dieux tout puissants. Eléonore finit par se retirer, n'a pas le temps de repasser par chez elle que déjà le scénario naît dans son esprit. Créative (car il faut l'être, pour réussir ce qu'elle fait), elle a toutes les cartes en main. Game on.


I need to be strong, but you made me weak. I won’t do you wrong 'cause these feelings run deep. Where do we belong ? I know we’d search to find. ‘Cause I’m powerless for your love, I think I’m losing my mind.



D’un geste léger, elle referme la porte qui se met à grincer. Eléonore réprime un soupir et lève les yeux au ciel. Putain de porte, des mois qu’elle dit qu’il faut faire quelque chose, mettre de l’huile ou elle sait pas quoi. Pour l’entrée discrète, c’est foutu. Elle avise la silhouette d’Arnaud, profondément endormi (suppose-t-elle) et elle vient se glisser dans les draps en veillant à ne pas faire de bruit. Il est 5h34 et elle rentre d’une énième soirée, dans une énième boîte avec des gens qu’elle connaît à peine en-dehors d’un Baptiste qui se montre bien plus retors qu’escompté. Arnaud bouge et dans l’obscurité à peine brisée par le jour qui se lève, elle croise son regard. Deux grands yeux bleus, froids comme elle ne les a jamais vus. « Bonne soirée ? » Elle acquiesce sans rien dire de plus. « Il était là ? » Eléonore inspire et acquiesce une nouvelle fois. « Je le savais. » En même temps elle ne s’en était pas cachée. « Pourquoi tu me demandes alors. T’as dormi ou t’attendais que je rentre ? » La culpabilité s’empare d’elle et elle se serre un peu plus fort contre lui qui, sans oser la repousser, évite tout signe d’affection ostentatoire. « Je t’attendais. » Eléonore hoche la tête lentement. « Je suis désolée. » Désolée, elle l’est vraiment, mais sans doute pas pour les raisons qu’il s’imagine. « Moi aussi. » Elle fronce les sourcils. « Qu’est-ce qui t’arrives ? » Arnaud désigne le salon d’un geste de la main, l’enjoint à s’y rendre. Ce qu’elle fait naturellement. Elle n’a pas besoin de plus de dix secondes pour réaliser, en voyant la lueur des quelques bougies encore allumées et la table dressée. Et merde. Elle se mord la lèvre. Elle savait qu’elle avait oublié quelque chose. Toute la journée, elle avait réfléchi, sans voir ce qu’elle pouvait bien oublier. Leurs 5 ans. Et merde, merde, merde. Elle retourne dans la chambre, prête à balancer un discours confus et sincèrement désolé. Arnaud n’est plus dans le lit, il est posté face à la fenêtre, le regard perdu sur les toits de Paris. « Je sais pas ce que tu fous, mais la fille qui vient se coucher à pas d’heure le matin après être sortie toute la nuit, c’est clairement pas la fille avec laquelle je suis fiancé. » Eléonore baisse la tête, se mure dans le silence. Qu’y a-t-il à répondre à ça ? Il a raison, mais elle n’est pas en tort. Pas vraiment. Elle ne lui dira jamais ce qu’elle fout de ses soirées – tenter de caser un mec avec la plus grosse potiche de tout Paname et lutter contre l’attirance – mais la seule chose qu’elle puisse lui dire, c’est qu’elle est désolée. Ca suffit pas, mais il devra s’en contenter. Et puis d’ici quelques semaines, tout ce bordel ne sera plus qu’un lointain souvenir et ils reprendront les préparatifs du mariage. « Je suis vraiment, vraiment désolée. Je te jure que je me rattraperai. » Il hoche la tête et se tait. Elle revient dans leur lit et tourne obstinément la tête pour ne pas croiser son regard. Elle n’est pas sûre de pouvoir continuer encore longtemps comme ça. Il est temps que tout ça s’arrête. Parce que là où son fiancé devrait occuper tout son esprit, elle réalise que cela fait déjà un moment que ce n’est plus le cas. Elle s’investit beaucoup trop dans cette connerie, tellement qu’elle en finit par se demander si elle devrait vraiment l’épouser, Arnaud, alors que quand elle s’endort, ce n’est plus de lui dont elle rêve. Putain de De Fry.