Peut-être que le monde est une blessure (...)
Elle est assise à son bureau, celui-là même que ses parents lui avait acheté dix-huit ans plus tôt, à son entrée en Cours Préparatoires. A l'époque, elle s'en souvient encore, il sentait les années qui passent, les années d'avant, celles qu'elle ne connaissait pas et dont elle n'avait pas encore véritablement conscience. Il l'avait subjugué, ce bureau, et la première fois qu'elle s'y était assise, elle l'avait fait très doucement, comme si elle avait craint d'offenser ce bois qu'elle avait deviné plus noble qu'elle ne le serait jamais. Anna soupire, et pose bien à plat les deux paumes de ses mains sur la surface brune qui avait supporté tous ses travaux, tous ses devoirs, toutes ces années où elle avait couru après les bonnes notes et les récompenses. Encore aujourd'hui, il lui semblait être son meilleur allié. Ils se connaissaient bien, tous les deux, il y avait longtemps qu'ils s'étaient apprivoisés. Ses mains glissent jusqu'à ce que ses bras se croisent devant elle, et elle y appuie doucement le front, les paupières closes. Et maintenant ? Se dit-elle. Et maintenant, qu'est-elle censée faire, alors qu'elle est soudain persuadée d'avoir accompli tout ce pour quoi elle a vécu jusqu'ici. De ces diplômes, elle en a rêvé, tout comme du sourire fier de ses parents qui, pourtant, en attendent maintenant beaucoup plus. Il lui semble se souvenir qu'autrefois, ce « plus » était aussi ce à quoi elle aspirait. Mais aujourd'hui, alors qu'elle regarde se tourner une page de sa vie, elle se rend compte qu'elle ne sait plus ce qu'elle veut, ce qu'elle cherche, ce qui l'attend au-delà de cette chambre, alors que la veille encore, elle en était sortie pleine d'assurance. Et maintenant ? Se dit-elle encore. A quoi lui servent ces diplômes, à quoi lui servent ces promesses d'un avenir radieux, quand elle ne sait, au fond, qu'en faire ? Elle sent le pouvoir et la réussite lui chatouiller le bout des doigts, mais elle ne sait où les poser, et elle hésite tant et si bien qu'ils finissent par lui faire mal. Comme il lui semble loin ce temps où elle songeait encore à devenir reine... On frappe doucement à sa porte et elle relève lentement la tête. Elle regarde son père qui entre et tourne la tête vers elle pour lui sourire, les bras grands ouverts alors qu'il s'approche d'elle. Anna quitte sa chaise et s'éloigne de son bureau pour se laisser étreindre, pose sa joue contre l'épaule de son père et noue ses mains derrière son dos. « Félicitations. » murmure-t-il à son oreille. Elle sourit, mais ne répond rien, ne sachant que faire de ces célébrations dont elle n'est pas sûre de vouloir. Ils semblent fermer une porte, quand elle n'est pas certaine d'être prête à en ouvrir une autre. L'avenir l'effraie comme jamais auparavant, mais elle sait bien qu'on ne retient pas le passé. Comme avant, comme lorsqu'elle était enfant, elle se pelotonne dans les bras de son père, et sait que lorsque cette étreinte sera brisée, il lui faudra faire face à ce qui lui fait peur. Elle n'a pas le choix, elle le sait bien, mais elle n'est déjà plus que l'ombre de ce qu'elle a été, et son regard brille déjà d'une toute autre lueur.  

(...) et tu vois, elle ne mourra pas.
« Salut. » Elle lève la tête et plisse instinctivement les yeux, comme si cela pouvait l'aider à distinguer celui qui se tient en face d'elle. Elle reconnaît Cédric, les traits fatigués, le teint trop pâle, les mains dans les poches. Tous les dimanche matin, depuis qu'ils sont ensemble, il se tient là, derrière la porte de service, attendant qu'elle sorte pour qu'ils puissent faire le chemin jusqu'à chez lui ensemble. Anna pince imperceptiblement les lèvres, avant de lui sourire. « Salut. » lui répond-t-elle, avec la voix rauque de ceux qui préfèrent vivre la nuit. Elle n'est pas sûre de ce pourquoi ils sont ensemble, n'est pas sûre de vraiment le connaître, mais n'est pas sûre, non plus, de vraiment s'en préoccuper. Ça ne fait pas longtemps, deux mois, peut-être trois, mais elle ne sait déjà plus comment ils en sont arrivés là. Cédric est à l'image de ce qu'elle ne voulait pas être, autrefois : inconséquent, nonchalant, vivant de petits boulots ici et qui se fiche bien de savoir où il va. Elle se souvient que le soir de leur rencontre, après quelques minutes à l'avoir écouté parler, elle s'était soudain sentie un peu moins seule et, plus sûre d'elle qu'elle ne l'avait été depuis ces trois dernières années. Il était une nouvelle preuve que la vie n'était pas de ces choses que l'on trace et décide à l'avance. Elle ne se souvient plus de ce qu'elle lui avait dit, elle, sans doute qu'elle s'était perdue en route. Et quelques jours plus tard, ils l'attendaient derrière la porte de service. Ce n'était pas le grand amour, ils n'avaient même pas grand chose en commun, dans le fond, mais c'est sans doute parce-qu'ils se fichaient bien de tout cela qu'ils en étaient arrivés là. A la musique électronique assourdissante du club se succède ceux de Paris qui s'éveille lentement, alors qu'elle s'apprête à rejoindre son lit. Elle a appris à vivre à l'envers. Elle ne dira pas qu'elle aime particulièrement cela, ni qu'elle est plus heureuse qu'avant. Elle vous dira simplement que c'est différent. Les doigts de Cédric viennent enlacer les siens et elle baisse les yeux, un instant, sur leurs mains qui s'accrochent. Ça lui semble toujours aussi étrange, toujours aussi déplacé. Mais elle ne fait pas un geste pour récupérer sa main et relève les yeux, étouffe un bâillement, repousse une mèche de cheveux. Elle ne pense plus qu'à son lit, voilà tout ce dont se composent ses lendemains, et ça ne lui semble plus aussi triste qu'avant. Et puis, pour après, on verra bien.